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CHAPITRE I

La mai­son était mi­toyen­ne. Une fe­nê­tre, une por­te. À l’éta­ge, deux fe­nê­tres, sans sy­mé­trie. Le soir, l’été, la lu­mière chau­de s’en­gouf­frait par ces fe­nê­tres et in­cen­diait la cham­bre à cou­cher blanc et or de rou­ge et d’oran­ge. San­dri­ne Gat­ti avait écar­té l’édre­don pas­tel et s’était as­si­se sur le lit. Elle te­nait sur ses ge­noux un pe­tit pot de crè­me gla­cée ache­té à l’ins­tant au mar­chand am­bu­lant.

Elle n’au­rait pas dû don­ner son nu­mé­ro à Laz­lo. Main­te­nant que c’était fait elle ne sa­vait pas si elle de­vait ré­sis­ter ou se lais­ser hap­per par la vie; cette vie qui, à qua­ran­te-cinq ans, l’avait si vite rat­tra­pée. Elle ne vou­lait plus vi­vre seu­le. Mais, ici, main­te­nant, n’était-ce pas trop abrupt? Elle s’était dé­fai­te du deuil de son ma­ri com­me un chien s’ébroue de son eau.

La gla­ce fon­dait. Le so­leil avait dis­pa­ru. La cham­bre avait re­trou­vé ses tons clairs et ses pa­piers moi­rés. Elle fit un ef­fort sur el­le-mê­me, en­glou­tit d’un ges­te sa gla­ce à la pis­ta­che; et, com­me si elle de­vait mon­trer l’exem­ple à un en­fant ab­sent, ra­cla le fond du pot avec sa spa­tu­le en plas­ti­que. L’eu­pho­rie bru­ta­le­ment avait fait place à l’an­xié­té! Re­voir Laz­lo la ren­dait ner­veu­se. Hor­ri­ble­ment ner­veu­se!

Elle se le­va d’un bond. Elle je­ta un re­gard au mi­roir ova­le au-des­sus du lit con­ju­gal, re­pla­ça ses che­veux noirs qui lui ca­draient le vi­sa­ge en dé­gra­dé de la nu­que au men­ton, dou­ta de son ma­quil­la­ge, et, après avoir pas­sé un doigt hu­mi­de sur sa lè­vre in­fé­rieu­re, prit le brus­que tour­nant des es­ca­liers. En bas, il n’y avait pas plus à faire qu’en haut; ses fil­les n’étaient pas là : Noé­mie, la ca­det­te, était chez sa mè­re et, Amé­lie, l’aî­née, ça faisait long­temps qu’elle l’igno­rait; Amé­lie n’était mê­me pas ve­nue, ce ma­tin, à l’en­ter­re­ment. San­dri­ne en­fi­la un chan­dail sur son che­mi­sier trop chic – le seul qu’elle eût dans les tons mau­ve fon­cé –; fer­ma la por­te à clef et par­tit. Ses ta­lons hauts cla­quaient sur le trot­toir iné­gal. Les mai­sons ou­vriè­res, dis­pa­ra­tes, dé­fi­laient à sa gau­che. Elle ne les voyait pas. Les voi­tu­res rou­laient sur la rou­te à sa droite. Elle ne les en­ten­dait pas : elle pen­sait à Laz­lo. Elle ne pou­vait res­ter à rien fai­re, elle de­vait s’oc­cu­per : elle al­lait chez Vin­cent.

Vin­cent vi­vait dans la mê­me rue, à l’an­gle. C’était la di­rec­te con­cur­ren­ce. Lui aus­si était coif­feur, com­me San­dri­ne. Le sa­lon de coif­fure, mo­der­ne et chic, oc­cu­pait le rez-de-chaus­sée. Une baie vi­trée pro­lon­geait la piè­ce et don­nait di­rec­te­ment sur la ter­ras­se en bang­ki­raï. Vin­cent était as­sis sur un des fau­teuils en ré­si­ne tres­sée qui meu­blaient la ter­ras­se et do­mi­naient le jar­din.

Quand San­dri­ne se fut cal­mée, elle son­na; elle le vit se le­ver et lui fit un grand si­gne de la main. Elle rayon­nait. Vin­cent ne s’at­ten­dait pas à voir son amie éplo­rée; mais, tout de mê­me, l’at­ti­tu­de épa­nouie qu’elle af­fec­tait le cho­quait. Qui au­rait pu se dou­ter de l’ef­fort qu’elle fai­sait? Qui au­rait pu croi­re qu’elle ve­nait, ce ma­tin, d’in­ci­né­rer son ma­ri?

Un par­fum de chè­vre­feuil­le em­bau­mait l’at­mo­sphè­re. Elle se glis­sa avec ai­san­ce en­tre les fau­teuils mi­ca, les sè­che-che­veux sur pieds, le com­ptoir de por­phy­re, les ta­bou­rets clin­quants. Les por­tes-fe­nê­tres étaient grand ou­ver­tes sur la ter­ras­se. Vin­cent et San­dri­ne s’as­si­rent en mê­me temps. El­le se sur­pre­nait à être heu­reu­se. Li­bé­rée. Ra­dieu­se. Vin­cent aus­si : la bon­ne hu­meur de San­dri­ne l’avait con­quis, ses dou­tes vis-à-vis de l’at­ti­tu­de qu’il de­vait adop­ter s’étaient éva­nouis. Il ou­vrit la boî­te fri­go en­tre les fau­teuils et lui of­frit une biè­re au pam­ple­mous­se. Lui, bu­vait une Ju­pi­ler.

Sans dou­te Vin­cent brû­lait-il d’abor­der le su­jet des fu­né­rail­les ou ce­lui de Laz­lo, il res­sen­tit ce­pen­dant l’inop­por­tu­ni­té de tels pro­pos et se bor­na à dis­cu­ter du temps, de la fin de l’été, ins­trui­sit San­dri­ne du dé­rou­le­ment des fê­tes, de qui avait por­té quel­le ro­be, qui n’avait pas été là, qui était tout de mê­me ve­nu alors qu’on ne l’at­ten­dait plus, de tous ces po­tins soi-di­sant mon­dains qui cir­cu­laient cha­que an­née fin août dans la com­mu­ne. Il avait fait beau lun­di et la fou­le s’était pres­sée nom­breu­se pour voir les cra­mi­gnons. Il s’agis­sait de fa­ran­do­les se dan­sant en lon­gues ro­bes et smo­kings. Au dé­but, les par­ti­ci­pants dé­fi­laient dans les rues par cou­ples et à pas lents, ex­hi­bant ro­bes, ac­ces­soi­res, coif­fu­res et bron­zages à un pu­blic très fé­mi­nin, qui les com­men­tait à pro­fu­sion. La ren­trée des cra­mi­gnons, c’était la fin, l’apo­théo­se : gar­çons et fil­les, émé­chés par les al­cools, ac­cé­lé­raient le cor­tè­ge et le mu­aient en sa­ra­ban­de; les fan­fa­res jou­aient les airs les plus ra­pi­des; les dra­peaux aux cou­leurs des par­tis cla­quaient; les gens gueu­laient les chants de guer­re : c’était à qui beu­gle­rait le plus fort.

Vin­cent main­te­nait que les rou­ges avaient été de loin les plus en­thou­sias­tes. San­dri­ne s’in­té­res­sait aux coif­fu­res, à cel­les qu’elle avait fai­tes (cel­les des bleus), mais aus­si à cel­les de Vin­cent (celles des rou­ges). Le par­tage de la clien­tèle était clair. Vin­cent se ré­pan­dait en dé­tails tech­ni­ques; et, con­si­dé­rée de l’ex­té­rieur, cet­te con­ver­sa­tion se dé­rou­lait de ma­niè­re neu­tre voi­re quel­que peu ba­di­ne. Pour les pro­ta­go­nis­tes, il n’en était rien. Les al­lu­sions étaient par­fois acer­bes. San­dri­ne était heu­reu­se. Ce ton l’apai­sait.

La son­ne­rie à la por­te d’en­trée re­ten­tit. Thé­rè­se et Jean for­maient, dans le contre-jour de la vi­tri­ne, deux sil­hou­et­tes dé­sac­cor­dées : elle, fi­li­for­me, avec ses che­veux plats qui s’ébou­rif­faient pour un rien; lui, tra­pu, chau­ve avec sa cou­ron­ne de che­veux fri­sés. Vin­cent se le­va pour al­ler à leur ren­contre. Thé­rè­se ex­pri­ma, avec une nu­an­ce de gêne, sa joie, que di­sait-elle, son bon­heur de re­trou­ver San­dri­ne dans un en­vi­ron­ne­ment moins… heu… aus­tè­re – le mot fu­nè­bre, pour­tant ap­pro­prié aux vi­si­tes mor­tu­ai­res, lui avait pa­ru glau­que. San­dri­ne n’eut, pour ré­pon­se, qu’un sou­ri­re con­trit et un « mer­ci, c’est gen­til d’être passés » dit tout bas, du bout des lè­vres; el­le ne se sou­ve­nait d’eux ni aux vi­si­tes de la veil­le ni à la le­vée du corps du ma­tin. Elle se dres­sa pour sa­luer Thé­rè­se, ser­rer la main de Jean. Jean, qui, les jours d’élec­tions, l’em­bras­sait sur les deux jou­es, évi­ta le con­tact vi­su­el et s’adres­sa à Vin­cent :

« On t’a pris un Ter­tre du mou­lin. C’est un 2012. Thé­rè­se a fait une pe­ti­te sa­la­de. »

Vin­cent avait in­vi­té les Lhon­neux pour un bar­be­cue. Il avait « ou­blié » de le di­re à San­dri­ne. Il était dé­so­lé. Sin­cè­re­ment. Elle le connais­sait as­sez pour s’en ren­dre comp­te. Vin­cent était heu­reux d’avoir une al­liée à ses cô­tés pour la soi­rée. Piè­tre hô­te, il n’avait ni pré­pa­ré la ta­ble ni la gril­la­de. Il grim­pa l’es­ca­lier en co­li­ma­çon qui me­nait à l’éta­ge de­puis la ver­riè­re du sa­lon.

De la cui­si­ne, il vit San­dri­ne, en­co­re vê­tue de noir, dis­cuter avec les in­vi­tés. Il ne la com­pre­nait pas. Tout s’était pas­sé trop vite. Le re­gard que Jean avait adres­sé à Vin­cent au mo­ment de lui of­frir le vin avait été uni­vo­que : Jean trou­vait l’at­ti­tu­de de San­dri­ne in­con­ve­nan­te, con­tre na­tu­re, in­dé­cen­te.

Tout en cou­pant les lé­gu­mes, Vin­cent l’ob­ser­vait. San­dri­ne s’as­seyait, Thé­rè­se et son ma­ri des­cen­daient vers la pe­lou­se. Il com­men­çait à fai­re som­bre. Les lam­pes s’al­lu­maient dans les par­ter­res. Le jar­din, aus­si lar­ge que la mai­son, s’éten­dait en lon­gueur jus­qu’au mu­ret re­cou­vert de lier­re qui sé­pa­rait la pro­pri­é­té d’un ter­rain va­gue. De l’éta­ge on voyait le champ de ron­ces, l’usi­ne à pou­lets, le py­lô­ne hau­te ten­sion et mê­me la di­gue du ca­nal, dont le ni­veau sur­plom­bait d’une quin­zai­ne de mè­tres la ma­jo­ri­té de la com­mu­ne. On de­vi­nait aus­si plus à gau­che le dé­mo­lis­seur d’au­to­mo­bi­les, un mar­chand de fer. Thé­rè­se et Jean ne voyaient rien de tout ça; Vin­cent en était très fier : il avait clô­tu­ré son jar­din de ma­niè­re tel­le que le vi­si­teur s’y croyait iso­lé du mon­de. Une al­lée cour­be en gra­vier blanc évi­tait un mas­sif de rho­do­den­drons, abou­tis­sant, au fond, sur les bruyè­res et les ro­ses.

Jean mon­trait à Thé­rè­se les lam­pes en for­me de sphè­res, la der­niè­re in­no­va­tion du jar­din. C’était les mê­mes qu’il avait in­stal­lées chez eux. Vin­cent avait co­pié l’idée. Il n’avait pas be­soin de les en­ten­dre pour sa­voir ce qu’ils di­saient. Jean van­tait le rap­port qua­li­té-prix des lam­pes, leur du­rée de vie; et Thé­rè­se fai­sait com­me si c’était la pre­miè­re fois qu’elle en­ten­dait ses ar­gu­ments. Les deux lan­çaient, ce­pen­dant, de temps en temps, des coups d’œil vers San­dri­ne. Par­laient-ils d’elle? Ses airs de veu­ve joyeu­se les scan­da­li­saient-ils? Au­rait-il fal­lu leur en vou­loir?